Toi, plus moi, plus eux, plus tous ceux qui le veulent.
Nous vous invitons à lire ce texte écrit par Justine Boisvert, animatrice de Nos vendredis. Celui-ci lui a permis de gagner le premier prix d’un concours de rédaction et a été publié dans Le Pouls, le journal étudiant de la faculté de médecine.
Toi, plus moi, plus eux, plus tous ceux qui le veulent.
Les couplets que j’ai entendus des centaines et milliers de fois de hauts- parleurs pleins de terre et de pétales de marguerite arrachés à courir dans le gazon, des couplets chantés par l’idole de Chat noir et des autres campeurs, au rythme des vagues du lac soufflant sur les berges du lac autour duquel j’ai passé mes derniers étés entourée des âmes les plus pures, des sourires les plus sincères, des câlins les plus réconfortants, dans un tumulte de journées ensoleillées durant lesquelles crème solaire badigeonnée sur les frimousses parfois ridées et sur les barbes oubliées d’être rasées était troquée pour un Mr Freeze à moitié dégelé. C’est le grand jour : on fait du tir à la carabine.
Les plombs frôlent les cannettes entre les fous rires, on écoute du Marc Dupré et on se raconte des histoires sans queue ni tête. Chat noir vient au camp depuis 30 ans, c’est une habituée de la carabine qui aime l’idée de lancer les projectiles en l’air, sans viser d’autre cible que le vent et les feuilles mortes jonchant le sol de la forêt. Inlassable, elle vide une boîte de plombs à elle seule, et entre chaque tir, me voilà à crinquer la machine en l’encourageant, admirant sa persévérance, mais surtout, sa capacité de s’emballer entièrement à chaque gâchette relâchée, à chaque seconde d’une vie remplie d’émotions, initiant à chaque tir une nouvelle étincelle de candeur.
Comme chaque personne vivant avec la trisomie 21, Chat noir est unique. Ses colères sont des ouragans, ses tristesses, des océans, ses rires, des pieds de vent – qui laisse passer lumière et soleil au travers des nuages – transformés en couleurs chaudes d’un coucher de soleil. Elle sait écrire des histoires sur les princesses et chevaliers de son quotidien, elle sait qu’elle ne peut courir à cause de son cœur, elle sait cueillir les pierres précieuses et les cailloux abandonnés dans le gravier, elle sait faire la split au milieu de la cafétéria avec ses articulations hyperlaxes, elle sait comment distinguer la fleur du concombre de celle du haricot parce que son père a monté un potager avec elle derrière sa maison à Rimouski mais qu’il est plus petit que celui du camp. Je sais qu’elle vivra au gré des folies d’une vie heureuse, qu’elle peut vivre longtemps, des années et des années de plus qu’avant. Je le sais parce qu’après avoir vécu auprès de campeurs au cœur d’or, et d’avoir passé les soirées de ces années comme intervenante au sein du Regroupement pour la Trisomie 21, j’admire encore et toujours les individus que je côtoie au fil des semaines et des étés.
Ces personnes porteuses d’un troisième chromosome à la 21e paire ont vu leur espérance de vie quintupler, voire plus, au cours des 30 dernières années (1). Chat noir peut, grâce aux progrès des soins médicaux et des conditions d’inclusion sociale améliorées, continuer à virevolter au gré de ses rêves et des tempêtes de fous rires, et ce, jusqu’à l’âge de 50 ans, 60 ans, et même peut–être plus (2). Elle a toutefois un risque plus accru de développer certaines conditions médicales supplémentaires en raison des nombreuses comorbidités connues associées à la trisomie 21 (3), telles que la maladie d’Alzheimer (4, 5), les problèmes cardiaques (6), les troubles thyroïdiens (7), ou encore les problèmes immunitaires (8). Il y a toutefois un hic par rapport à la littérature, un vide de recherche en biologie moléculaire qui ne permet pas de comprendre les effets biopathologiques du vieillissement spécifiques pour les individus ayant non seulement une déficience intellectuelle, mais plus particulièrement la trisomie 21 (9). Les problèmes d’ombrage diagnostique sont d’autant plus à ne pas négliger puisque le manque de connaissances des symptômes spécifiques à cette condition ou aux comorbidités impliquent parfois une difficulté pour le personnel soignant de distinguer ceux-ci des symptômes d’une pathologie du vieillissement masquée (10). Avec le vieillissement d’une personne ayant la trisomie 21 vient aussi celui des parents et des autres membres de la famille, et inévitablement, les deuils à faire. Malheureusement, un manque de soutiens psychologique et social offert à ces personnes, et des lacunes de connaissances de leurs manières uniques d’exprimer des émotions complexes au travers de la déficience intellectuelle associée est un autre souci qui vaut la peine d’être investigué (11).
Les brèches dans la littérature scientifique posent un problème d’envergure pour les familles, les soignants et les personnes vivant avec la trisomie 21 en âge gériatrique, dont le nombre est à la hausse depuis les dernières décennies. Déterminer les procédés moléculaires impliqués dans le vieillissement cellulaire et neurocognitif de ces individus requiert que davantage de chercheurs en biologie moléculaire, en génétique, en gérontologie s’intéressent et collaborent pour pallier le manque de ressources qui doivent ensuite être adaptées en clinique. Je me compte si reconnaissante de pouvoir chaque jour en apprendre plus sur ces procédés biopathologiques, d’approfondir ma compréhension des techniques de laboratoire en biologie moléculaire, de savoir qu’un jour, je pourrai contribuer à améliorer les connaissances dans ce domaine et tout au long de mon parcours, permettre aux individus comme Chat noir de bénéficier de soins adaptés. C’est pourquoi j’ai la certitude qu’au cœur de nos actions – découvertes, avancées, soins… – une motivation intrinsèque d’offrir les meilleures conditions de vie aux êtres qui nous sont chers nous pousse sans cesse à devenir meilleurs. Comme une mélodie qui résonnera encore au camp, alors que je serai en stage de biologie moléculaire pour en apprendre davantage cet été : c’est toi, plus moi, plus eux, plus tous ceux qui le veulent.
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Références
1. Zigman WB. Atypical aging in Down syndrome. Dev Disabil Res Rev. 2013;18(1):51-67.
2. Rafii MS, Kleschevnikov AM, Sawa M, Mobley WC. Down syndrome. Handb Clin Neurol. 2019;167:321-36.
3. Malt EA, Dahl RC, Haugsand TM, Ulvestad IH, Emilsen NM, Hansen B, et al. Health and disease in adults with Down syndrome. Tidsskr Nor Laegeforen. 2013;133(3):290-4.
4. Cipriani G, Danti S, Carlesi C, Di Fiorino M. Aging With Down Syndrome: The Dual Diagnosis: Alzheimer’s Disease and Down Syndrome. Am J Alzheimers Dis Other Demen. 2018;33(4):253-62.
5. Cole JH, Annus T, Wilson LR, Remtulla R, Hong YT, Fryer TD, et al. Brain-predicted age in Down syndrome is associated with beta amyloid deposition and cognitive decline. Neurobiol Aging. 2017;56:41-9.
6. Percy ME, Lukiw WJ. Is heart disease a risk factor for low dementia test battery scores in older persons with Down syndrome? Exploratory, pilot study, and commentary. Int J Dev Disabil. 2020;66(1):22-35.
7. Karlsson B, Gustafsson J, Hedov G, Ivarsson SA, Annerén G. Thyroid dysfunction in Down’s syndrome: relation to age and thyroid autoimmunity. Arch Dis Child. 1998;79(3):242-5.
8. Gensous N, Bacalini MG, Franceschi C, Garagnani P. Down syndrome, accelerated aging and immunosenescence. Semin Immunopathol. 2020;42(5):635-45.
9. Hendrix JA, Amon A, Abbeduto L, Agiovlasitis S, Alsaied T, Anderson HA, et al. Opportunities, barriers, and recommendations in down syndrome research. Transl Sci Rare Dis. 2021;5(3-4):99-129.
10. Walaszek A, Albrecht T, LeCaire T, Sayavedra N, Schroeder M, Krainer J, et al. Training professional caregivers to screen for report of cognitive changes in persons with intellectual disability. Alzheimers Dement (N Y). 2022;8(1):e12345.
11. Watson LA, Meharena HS. From neurodevelopment to neurodegeneration: utilizing human stem cell models to gain insight into Down syndrome. Front Genet. 2023;14:1198129.