La vie avec notre fils ayant une trisomie 21

Par Jean-François Martin

Lorsque nous nous sommes mariés, en 1995, nous avions convenu, Ana Maria et moi, d’avoir au moins trois enfants. Après deux ans d’efforts soutenus et un voyage au Portugal dans le but de raviver le côté latin de ma femme (elle est portugaise), Anne-Marie est finalement devenue enceinte. Dois-je remercier les divinités portugaises, qui sait? Enfin, notre rêve prenait forme à l’intérieur d’elle.

Ce rêve contenait tous les désirs de jeunesse que nous n’avions malheureusement pu combler: notre enfant aurait la plus grande collection de livres possible et la chance de poursuivre des études universitaires qui déboucheraient sur un métier valorisant. Bref, nous voulions le meilleur pour lui, comme tous les nouveaux parents.

Pendant la grossesse, il nous arrivait de parler, entre autres choses, du choix de son prénom. Moi, je voulais une fille, alors des prénoms de garçon, je n’en avais pas. Anne-Marie ne semblait pas avoir de préférence pour une fille ou un garçon. Ce qui comptait le plus, pour elle, c’était que le bébé soit en santé. Ah! la santé. Combien de fois en avons-nous parlé: Que ferais-tu s’il avait une déficience?, nous demandions-nous. Difficile de répondre, mais je finissais toujours par dire qu’il vaudrait mieux ne pas le garder…

Nous voilà déjà rendus au mois de mars et les neufs mois d’attente tirent à leur fin. Un petit problème surgit à ce moment-là: le bébé se présente du mauvais côté! Ma femme doit se rendre à l’hôpital afin que le médecin replace l’enfant en position adéquate. Étrange! Je croyais que tous les bébés se tournaient automatiquement. Non, me dit-on, cela arrive de temps à autre. D’accord, attendons la suite! Cette suite arrive trois jours plus tard. Anne-Marie m’appelle et me dit: Cher mari, arrive rapidement, j’ai des contractions à intervalles réguliers. Ça y est, je vais être père dans quelques heures! Que dois-je faire? Préparer des compresses d’eau froide?Non, ça c’est dans les films. Acheter des couches? Non, j’en ai déjà acheté cinq paquets cette semaine. Aller chercher des fleurs? Ah! ça non, je n’en offre jamais à Anne-Marie, alors elle va penser qu’il y a quelque chose que je veux me faire pardonner.

Malgré tout ce stress, je parviens à me rendre à la maison. Anne-Marie m’accueille avec ces paroles: Prends ça relax mon coco, ce n’est pas dans cinq minutes que je vais accoucher. Quel soulagement! J’avale donc un bon repas et nous quittons le domicile vers 19 heures pour nous rendre tranquillement à l’hôpital. Je me souviendrai toujours de l’éclat incroyable qu’avait la lune cette soirée. C’était féerique. Arrivé à l’hôpital, je stationne ma voiture à une certaine distance de marche comme on me l’avait conseillé lors de notre rencontre prénatale. Mais je crois que j’ai exagéré, il nous a fallu marcher pendant près de 30 minutes avant d’arriver!

Au service d’obstétrique, on branche Anne-Marie sur différents appareils et il faut croire que ma femme a ensuite mis le volume au maximum parce que ce fut un choc pour elle et pour moi, de découvrir la force de sa voix pendant les contractions! Vers 1h45, une infirmière nous annonce qu’il est temps de passer à la salle d’accouchement. Vous venez? me dit-elle. Mon cœur s’arrête de battre, mes jambes deviennent molles et des sueurs perlent sur mon front. Non madame, lui dis-je, je préfère aller lire un très bon article que j’ai vu dans un de vos magazines.Ouf!… Moi et mon cœur si sensible, nous sommes sauvés. On se dirige, moi et lui, vers la salle d’attente où tous les magazines datent d’au moins deux ans…

Vers 2 heures, soit à peine 15 minutes plus tard, je vois arriver le médecin. Il a une face d’enterrement et non celle de quelqu’un qui vient annoncer une bonne nouvelle. Il s’assoit à côté de moi et commence par me dire que c’est un garçon. Puis, il fait une pause avant d’ajouter, en anglais: Your child’s got Down Syndrome. Dès la fin de sa phrase, il me tape sur la jambe, se lève et quitte la salle d’attente en me laissant sur ces paroles.

Un processus s’enclenche immédiatement dans ma petite tête: qu’est-ce que leDown Syndrome? À force de chercher, je me rappelle qu’il s’agit d’un retard intellectuel. Je pars en courant à la recherche du médecin. Je le retrouve face à la pouponnière et je m’empresse de lui demander s’il s’agit effectivement d’un retard intellectuel. Il me regarde et dit: Yes, puis il se retourne et disparaît dans un autre corridor. Il me laisse à nouveau seul, aux prises avec une situation pour laquelle je ne suis pas préparé.

Par la suite, je vais voir Anne-Marie qui ne sait rien encore de tout cela. En voyant mon expression elle demande immédiatement: L’enfant a un problème? Oui, lui dis-je, il présente un retard intellectuel. Nous nous regardons, puis nous parlons du bébé, sans larmes, sans révolte. Ensuite, c’est le silence, celui de deux personnes dépourvues… Je transporte les effets personnels de ma femme dans sa chambre, je lui souhaite bonne nuit et je quitte l’hôpital. En entrant dans ma voiture, je me mets à pleurer. Pourquoi nous? Avons-nous fait quelque chose qui n’était pas correct? Après ces questions, je commence à maudire la vie, et aussi ma mère qui m’a mis au monde et puis tous mes proches qui, eux, ont des enfants sans aucune déficience. Toute ma colère y passe, pendant que neuf mois de rêves s’envolent.

De retour chez moi, j’ouvre immédiatement mon encyclopédie médicale afin d’en savoir plus long sur le Down Syndrome (il s’agit de la trisomie 21. Par le passé, on appelait “mongoliens” les gens présentant ce syndrome). Quelle gaffe! Le texte est des plus négatifs et sans espoir aucun; il faut dire que l’encyclopédie date de 1977! Ils ont même opté pour la photo de la personne la moins belle pour venir corroborer ce qu’ils avançaient. C’est donc le cœur complètement meurtri que je m’endors. À mon réveil, je suis encore très bouleversé, mais j’ai, inconsciemment, effectué un grand pas en ouvrant mon cœur à cet enfant qui est le mien.

Jusqu’à présent, ce malaise est resté entre ma femme et moi, mais maintenant je dois le partager avec la famille et mes amis. Imaginez un peu le scénario, prendre le téléphone, appeler sa famille pour se faire dire: Félicitations Jean-François, comme tu dois être heureux! Et là, devoir raconter cette histoire que je voudrais tant oublier. La première personne que je contacte est ma belle-mère. Elle ne comprend rien à ce qui se passe. Comme notre fils a tous ses membres et semble être en bonne santé, elle ne voit pas où est le problème. En fait, le problème est dans le regard des autres et dans leur silence. Ce silence si lourd lorsque personne n’ose rien dire, chacun étant aussi dépourvu que nous.

Les trois jours passés à l’hôpital sont des plus pénibles. Voir tous ces parents heureux avec leur nouveau bébé, alors que nous sommes si malheureux… Nous avons droit également à une visite en règle de presque tout le personnel de l’hôpital. Pas pour nous remonter le moral, mais plutôt pour nous dire qu’il serait mieux de placer Karl. Selon eux, les enfants comme lui n’arrivent à rien dans la vie. C’est d’autant plus terrible pour nous que nous ne savons rien de la trisomie 21 et que les seules personnes en mesure de nous renseigner ne nous dévoilent que le côté négatif de la médaille.

Heureusement, après la naissance de Karl il n’a jamais été question, ni pour Anne-Marie ni pour moi, de placer notre fils. Jamais nous ne nous somme posé la question, nous n’avons même pas abordé le sujet, la décision s’est prise tout naturellement. Karl était notre fils et il était, avant tout, un être humain qui ne demandait qu’à être aimé.

Je me souviendrai toujours de la dernière journée à l’hôpital. Ce jour-là, une infirmière vient nous voir: Vous savez, dit-elle, ces enfants peuvent faire beaucoup, oubliez ce que vous disent les médecins. Elle nous tend alors un bout de papier sur lequel est inscrite l’adresse de l’Association de Montréal pour la déficience intellectuelle. Ces paroles et ce bout de papier seront le point de départ d’une nouvelle vie. Dès le lendemain, je me présente à cette association. L’accueil est des plus agréables. J’y trouve plein de livres sur la trisomie 21 et, de plus, j’ai la chance de rencontrer une jeune maman qui a, elle aussi, un garçon comme Karl. Ce qui me surprend le plus, c’est que cette maman rit et semble aussi heureuse que n’importe qui d’autre.

Dans les semaines qui suivent, nous apprivoisons la trisomie 21 (nous apprenons qu’il s’agit d’une aberration chromosomique présente dès la conception et qui désigne un état et non une maladie) et nous allons chercher de l’aide, car de l’aide il en existe. Karl a à peine un mois lorsqu’il commence des séances en ergothérapie, qui consistent en des exercices physiques pour l’aider à développer son tonus musculaire. Trois mois plus tard, une éducatrice spécialisée d’un centre de réadaptation se présente à notre domicile afin d’établir avec nous un plan d’intervention. Ces programmes d’intervention précoce permettent de stimuler au maximum les enfants ayant une déficience pour les aider à développer un potentiel que l’on croyait, autrefois, inexistant.

Ensuite, notre vie reprend son rythme. Parmi les gens que nous rencontrons, plusieurs nous disent combien nous sommes bons de nous occuper ainsi de notre enfant et combien cela doit demander de notre temps. Et bien non! Nous nous occupons de notre fils comme le font tous les autres parents. Les programme de stimulation (environ 30 minutes par jour) ne demandent pas plus de temps que l’éducation des autres enfants. Tout ce que nous avons à faire, c’est de jouer avec Karl. Lorsqu’il a dû faire des exercices pour apprendre à marcher à quatre pattes, nous l’avons aidé en le soulevant un peu à l’aide d’une serviette placée sous ses aisselles. Lorsqu’il a dû apprendre à transférer un objet d’une main à l’autre, nous avons multiplié les exercices en nous servant de son jouet préféré. Pas vraiment compliqué! Le seul mérite que nous ayons, c’est d’être très patients. Il faut répéter souvent et recommencer le même geste plus d’une fois, mais quelle fierté lorsque Karl réussit!

Les mois se succèdent et la vie suit son cours… Nos familles s’adaptent bien à Karl tout comme nous. Nous filons le parfait bonheur, jusqu’au jour où nous devons faire face à la société pour la première fois. Karl a alors un an et demi, et nous pensons qu’il est important pour et les autres qu’il fréquente une garderie ordinaire. Là, il pourrait être stimulé par d’autres enfants et apprendre à vivre en groupe en suivant des règles. Cela permettrait aussi aux autres petits de côtoyer un enfant avec une déficience et de découvrir la beauté de la différence.

Pour faire l’inscription de Karl, je procède de la même façon qu’un autre parent, en m’adressant aux garderies de mon quartier. Sur les cinq contactées, aucune n’accepte mon fils lorsque je dis qu’il a une trisomie 21. Je n’ai même pas le temps de décrire mon fils Karl et encore moins leur faire connaître nos attentes.

C’est dans de telles situations que nous sommes blessés. Car après tout, nos journées se déroulent comme dans les autres familles, avec des joies et des peines. On finit même par oublier la trisomie de Karl. Toutefois, lorsque notre enfant est refusé dans un endroit public en raison de sa déficience, la société nous rappelle cruellement sa différence. Pourtant, si je me regarde dans le miroir, je vois un père comme tous les autres pères et quand je regarde Karl, je vois un être humain comme tous les autres. La seule chose qui le distingue, c’est une déficience intellectuelle qui le restreint dans certains apprentissages.

Heureusement, je constate, depuis la naissance de Karl, que la société évolue lentement mais sûrement et ce, grâce à la sensibilisation qui est faite au sujet des personnes ayant une déficience. Aujourd’hui, Karl a trois ans et sa joie de vivre est contagieuse. Il marche sans difficulté, répète plusieurs mots (il a commencé des exercices pour apprendre à parler) et comprend facilement les directives. C’est un enfant espiègle qui adore les fêtes familiales, la danse et, surtout, les frites de chez McDonald’s. Je crois même qu’il les préfère à moi! Il fréquente une garderie ordinaire depuis un an (que j’ai découvert par hasard à quelques kilomètres de chez moi) et fait d’énormes progrès sur le plan social. De notre côté, ma femme et moi nous avons décidé d’avoir un deuxième enfant. Depuis avril dernier, Karl a une petite sœur, Rebecca. Et, c’est l’amour fou entre les deux! Vous voyez, la vie continue…

Vous savez, nous ne sommes pas différents de vous autres parents. Notre fils arrivera lui aussi à parler, à s’habiller seul et à être autonome. Toutefois, il ne parviendra pas seul à prendre sa place dans la société. Il aura besoin de vous. Il aura besoin que vous le regardiez comme un être humain égal à tous les autres. Il aura besoin que vous lui tendiez la main, et il s’y agrippera si fort, que vous serez heureux de vivre dans cette nouvelle société.

Article publié dans le magazine Coup de Pouce en 1992.