La dernière pièce du casse-tête

Par Stéphanie Cloutier

Je sursaute en entendant la sonnerie du téléphone. Pourvu que ce soit l’hôpital qui m’apporte la réponse tant espérée. Chaque minute des derniers jours a été consacrée à me convaincre que tout irait bien. Après tout, les médecins sont souvent trop alarmistes. Mon risque est de 1/100. Statistiquement parlant, j’ai 99 chances sur 100 d’avoir un bébé en parfaite santé. Moi qui ne remporte jamais aucun concours, quelle chance y avait-il que je sois pigée à la loterie de la malchance?

«Madame, nous avons reçu les résultats de vos examens. Malheureusement, ceux-ci confirment que votre bébé a la trisomie 21. »

Je sens le sol se dérober sous mes pieds. Chaque fibre de mon corps semble soudainement vouloir exploser de douleur. Au loin, je peux entendre le médecin qui continue de parler, mais ce ne sont plus des phrases, ce ne sont que des sons qui pénètrent et rebondissent aussitôt. Mon cerveau s’est figé au moment où les mots effroyables ont été prononcés. Un peu comme un vieux disque qui coince et se met sans cesse à hurler la même séquence. «Votre bébé a la trisomie 21, votre bébé a la trisomie 21 », MON bébé a la trisomie 21…»

Assommée, je raccroche et m’effondre à genoux. Je hurle, je pleure. J’ai le sentiment que ma vie vient littéralement de se scinder en deux. Il y avait le «avant» et maintenant le «après». L’espoir et la lumière viennent de faire irrémédiablement place à la tristesse et la noirceur. À cet instant, je donnerais tout pour retrouver mon ignorance d’il y a quelques minutes à peine, avant que ce malheur vienne briser en éclat mon bonheur et anéantir mes rêves. Je connais bien peu de choses sur la trisomie 21, mais mon esprit est rempli d’idées préconçues et d’images peu flatteuses de personnes handicapées.

Nous nous rendons à l’hôpital. La généticienne nous énumère la trop longue liste des problèmes médicaux associés à la trisomie 21 et nous parle de l’inévitable retard intellectuel. Elle ajoute qu’il est encore possible d’envisager de mettre fin à la grossesse. Nous repartons 15 minutes plus tard avec quelques brochures, une poignée de main et un «bonne chance». De retour à la maison, je me roule en boule dans mon lit. J’y resterai pendant plus de 48 heures à pleurer sans relâche. Je sens que je porte tout le poids du monde sur mes épaules. Une petite fille de 25 cm avec de longs cheveux et aimant sucer son pouce, bouge vigoureusement dans mon ventre tandis qu’on me demande de décider si elle doit vivre ou mourir.

L’avortement. Un moyen rapide de mettre un terme à ce cauchemar. Il serait même possible de retomber enceinte rapidement selon le médecin. Je m’imagine me rendant à l’hôpital pour y subir l’intervention. Une journée marquée par la douleur physique et psychologique. Je m’imagine sur le chemin du retour, le ventre vide. Serais-je alors soulagée? Dévastée? Remplie de culpabilité? Pourrais-je un jour me pardonner?

En début de grossesse, nous avions convenu avec mon conjoint qu’en pareille situation, je me ferais avorter. Cela semblait une évidence à l’époque. Nous avions tous deux des carrières – lui policier, moi avocate- il n’était pas question de bouleverser notre équilibre professionnel et familial pour s’occuper d’un enfant aux besoins particuliers. Je regarde encore et encore la petite photo de l’échographie que l’on m’a remise quelques semaines auparavant. Est-il possible que ceci soit le seul souvenir qu’il me restera à jamais de cette petite fille que j’ai tant désirée? La seule preuve qu’elle a un jour existé? À cette pensée, mon cœur se brise encore et encore.

Mon esprit est en ébullition et bourdonne jour et nuit de doutes et de préoccupations. Suis-je suffisamment forte et dévouée pour m’occuper adéquatement d’un enfant trisomique? Y aurait-il encore de la place pour notre couple? Mes deux garçons auront-ils l’impression d’être mis de coté avec une petite soeur avec de plus grands besoins qu’eux? Nos proches seront-ils capable de l’aimer autant ou seront-ils freinés par sa différence? Fera-t-elle l’objet de moqueries à l’école, sera-t-elle constamment pointée du doigt? Souffrira-t-elle de sa différence?

Je consulte frénétiquement des sites web pour m’imprégner de toutes les informations disponibles sur la trisomie 21. Les mots dansent sur l’écran de mon ordinateur. Retard intellectuel léger à modéré. Cardiopathie. Hypotonie. Hypothyroïdie. Dysphagie. Tout cela me semble trop abstrait. J’ai besoin de parler avec des parents qui pourront me décrire concrètement le quotidien avec leur jeune. Je prends contact avec un organisme communautaire et rapidement, je fais la connaissance de trois familles. Leurs propos contrastent avec ce que j’ai pu lire. On est à mille lieux des statistiques et de la science. Ces parents semblent si fiers de leur enfant trisomique et étonnamment si … heureux. Est-ce que cela pourrait être nous un jour?

Au fur et à mesure que le temps s’épuise et que la date fatidique approche, l’idée d’interrompre la vie de mon bébé me hante. S’il n’avait été de la médecine, il n’y aurait eu aucune décision à prendre. Ce bébé aurait vécu et aurait fait partie de notre famille. Mes pensées vagabondent. Soudain, j’entrevois un rayon de soleil à travers la noirceur. Je sais quelle direction je dois prendre. C’est une évidence.

Le 25 août, une petite fille de 6 livres voit le jour. Elle est belle. Elle est parfaite et je ne voudrais la changer pour rien au monde. Son regard a la capacité de faire fondre mon cœur instantanément. Lorsqu’elle sourit, elle le fait avec tout son corps. Elle est mon rayon de soleil. Parfois, je songe à tous ces enfants trisomiques, tous ces petits rayons de soleil qui ont été placés en retrait de la société ou qui sont devenus des anges sans qu’on leur ait donné la chance de rayonner et d’illuminer la vie des gens qui les entourent. J’en ai le cœur brisé, d’autant qu’il s’en est fallu de peu pour que ma petite fille fasse partie de ce nombre. Je suis consciente que nous devrons faire face à de nombreux défis tout au long de sa vie. Mais cela ne m’effraie plus, car l’amour qui m’unit à elle peut déplacer des montagnes.

J’aurais voulu savoir à l’époque tout ce que je sais aujourd’hui, même si je suppose qu’il faut l’avoir vécu pour bien le comprendre. Tant de larmes versées et de souffrances inutiles. J’aimerais avoir la capacité de revenir en arrière pour prendre dans mes bras la femme en pleurs que j’étais, lui chuchoter doucement à l’oreille qu’elle peut sécher ses larmes, car tout ira bien. Je lui dirais qu’au premier regard, elle tombera éperdument amoureuse de cette jolie petite fille aux yeux d’azur. Coquine et déterminée, cette enfant sera une source de fierté et d’inspiration pour toute sa famille. Même que l’idée d’une vie complète à prendre soin d’elle ne lui semblera soudainement plus aussi effrayante. Pour finir, je murmurerais à la femme de sécher ses pleurs, car elle porte dans son ventre la dernière pièce du casse-tête. Grâce à elle, son bonheur deviendra entier.