La Confrérie des parapluies

Témoignage humble et intime de Micheline Marois

Si on m’avait prédit ce qu’il était pour nous arriver, et j’entends par cela tout : la naissance, l’annonce de la condition spéciale de notre fille Célia, ses problèmes sérieux de santé, la difficulté d’obtenir de l’aide, des services, l’ascension difficile du Mont-Vertigineux appelé « École », les amis, les loisirs, l’inconnu pour l’avenir, de notre vieillissement, de sa vulnérabilité face aux mauvaises personnes et tout le tralala, je ne m’aurais pas crue assez forte. Et vous savez quoi ? En regardant dans le rétroviseur, eh bien, on a réussi. Pas toujours comme prévu ni même comme souhaité, mais on a réussi. Cette expérience de vie nous a rendus plus forts. Pour ma part, je suis une meilleure personne. Je suis capable d’amour véritable, de courage et d’abnégation, d’humour et de résilience. Je suis fière de Célia, de moi, de mon conjoint Pierre, de nous trois. J’aime ce qu’est notre famille imparfaite et compliquée. On a grandi dans cette histoire. Ce grand voyage, cette aventure de vie, malgré les difficultés, la fatigue et les soucis, nous rassemble. Nous sommes des géants, des héros ordinaires et extraordinaires !

Il n’y a pas de petite réussite. Chaque apprentissage et chaque développement d’habileté vers plus d’autonomie est une victoire, est une fête. Ces réussites donnent l’énergie nécessaire pour accepter les limites, les frontières qui ne seront pas dépassées et ainsi accepter les deuils; constats inéluctables.

Je me rappelle un moment mémorable et hilarant, Célia avait quelques mois, en ces temps-là je pleurais beaucoup, en silence, souvent. C’était comme si le niveau de l’eau était si haut en moi que je n’avais qu’à pencher un peu la tête et les larmes coulaient toutes seules, sans bruit et en continu. Pierre aussi pleurait, tranquillement. Pas d’urgence, comme la situation ne changerait pas, on avait tout notre temps. Pourtant, les digues ont tenu le coup.
Alors, la petite dans les bras, émue, je lui avais demandé « penses-tu qu’un jour elle va parler? ». Aujourd’hui, pour quiconque connaît Célia, ouf ! Quelle question incroyable ! Notre trisomique atomique s’exprime avec énergie, générosité et dynamisme. Que dis-je, elle parle et parle – avec passion. Elle est drôle et magnétique. Elle ne sait ni lire ni compter, mais elle a vraiment du talent pour les relations publiques. Elle est douée pour lire dans les cœurs.

Je me rappelle également d’une formation organisée par le RT21 sur la discipline. Célia n’allait pas encore à l’école primaire. Wow ! En résumé, ne pas se contredire devant l’enfant, toujours garder les mêmes règles, maintenir une régularité, le bazar quoi. Cela semble basique, mais, non ! C’est que, comment dire, à force de répéter et de répéter encore, on finit par manquer de patience. Comme tout le monde, étant très occupé, on n’a pas le temps de se faire des plans de match à chaque fois, alors on finit par s’obstiner. Et, ils sont futés et malins, ils jouent sur tous les plans, comme les enfants « réguliers ».

La psychologue qui avait donné la formation nous avait aussi souligné l’importance de trouver du temps pour soi et pour le couple. Du temps de qualité à défaut de quantité 🙂 . Y’a pas de magie, c’est difficile à faire…
En discutant avec des parents d’enfants handicapés –trisomiques ou autres- je suis en mesure de constater que, plus ces enfants grandissent – ou que ces jeunes vieillissent – selon la formule que vous préférez, plus le réseau rapetisse. Cela peut être à géométrie variable selon les familles, mais c’est une tendance lourde.
« Salut Pauline, ça va? Dis, est-ce que tu peux garder Célia vendredi prochain ? Pierre a reçu des billets pour un spectacle de théâtre et nous aimerions y aller. »

« Vendredi prochain, oui, c’est bon pour moi. Venez la reconduire vers 17 h 30 avec son petit bagage, nous souperons ensemble puis venez la reprendre samedi, après le dîner, cela vous laissera un petit matin tranquille ? »
Pauline, c’est la sœur de Pierre. Elle a eu 69 ans en mai dernier. Célia l’aime profondément et c’est réciproque. Pauline est une tante, une sœur et belle-sœur et, en plus, une amie sincère. Célia a maintenant 26 ans. Pauline est la seule personne qui nous offre ces précieux moments, ces cadeaux d’intimité tranquille de plus en plus rare.
Célia et ses amis trisomiques ont vraiment des caractéristiques particulières qui les distinguent. L’une d’entre elles est qu’ils ont un talent inouï pour attendrir et faire jaillir le meilleur des personnes. Même les individus les plus timides et réservés tombent sous le charme de ces êtres d’une authenticité et d’une candeur désarmante. Comme s’ils avaient un trousseau de clés capable d’ouvrir les cœurs. Qu’ils soient nés sur un continent ou un autre, pour nombre d’entre eux, ce trait de personnalité est prédominant. C’est épatant. Mais attention, ils ne sont pas la 8e merveille du monde !

Nous sommes plusieurs parents à nous être rencontrés, bébés dans les bras, les traits tirés, les yeux souvent mouillés. Nous assistions à des réunions d’informations, des conférences, des formations et séminaires spécialisés. Tous des gens différents, pas vraiment de trucs en commun si ce n’est que d’être parent d’un enfant trisomique. Mais avides d’apprendre les meilleures manières pour les stimuler. Comprendre les techniques en ergothérapie et en orthophonie, l’apprentissage de la lecture et des mathématiques (car ils sont nombreux à y arriver), etc.
Par la force des choses, en toute simplicité, il y a souvent entre parents d’enfants trisomiques, une connivence, une compréhension mutuelle de ce qu’est le quotidien. Des regards complices qui font du bien, des gens avec qui il fait bon rire et échanger. Ces parents, couple, famille monoparentale ou famille reconstituée, sont devenus au fil des années, de bons camarades, des compères de vie. Nous formons une sorte de Confrérie des parapluies, pour emprunter le terme au conte musical Émilie Jolie de Philippe Chatel. Une confrérie comme une force tranquille.